« C’est vraiment désespérant. C’était déjà la catastrophe. Là, je ne sais même plus comment on peut appeler ça ». mardi 4 août, Justine Babin, journaliste pour le mensuel Le Commerce du Levant, résumait l’état d’esprit de la population libanaise après les terribles explosions qui ont frappé en fin d’après-midi le port de Beyrouth.
Immeubles éventrés, voitures calcinées, secouristes débordés… Aux abords des lieux du drame, l’ambiance est apocalyptique. Et les conséquences de cette catastrophe risquent bien de fragiliser les fondements de la société libanaise.
Parce que les blessés saturent un système de santé déjà éprouvé par la crise du coronavirus
Selon le dernier bilan de la Croix-Rouge libanaise, plus de 100 personnes ont été tuées et plus de 4 000 autres blessées lors des explosions, selon un bilan encore provisoire mercredi à la mi-journée. Les hôpitaux de la capitale libanaise ont rapidement été débordés par l’afflux de patients, parfois sérieusement touchés. Le quotidien L’Orient-Le Jour rapporte ainsi que plusieurs établissements ont vu leurs capacités saturées dans les heures qui ont suivi la catastrophe.
Le directeur de l’hôpital Rizk a, lui, indiqué que plus de 400 blessés sont arrivés à l’établissement et que les lits ne suffisent plus pour recevoir des blessés. L’hôpital Hôtel-Dieu de France à Beyrouth a aussi indiqué dans la soirée être arrivé à pleine capacité, après avoir accueilli plus de 500 blessés.
Certains établissements ont en outre été endommagés par les déflagrations. Le quotidien libanais rapporte ainsi que « des dégâts importants sont à déplorer à l’hôpital Saint-George » dans le quartier chrétien d’Achrafieh, et que les malades qui s’y trouvaient avaient dû être évacués. Selon l’agence de presse officielle Ani, trois hôpitaux de campagne doivent être installés dans la capitale mercredi pour faire face à l’afflux de blessés.
Cette affluence dans les hôpitaux intervient alors que le système de santé libanais est déjà mis à rude épreuve par la crise du coronavirus. Peu touché par la pandémie au printemps, le pays recense actuellement autour de 200 nouveaux cas par jour, relève Le Monde (article réservé aux abonnés). Inquiétant, car seul l’établissement public Rafic-Hariri dispose de lits pour les patients gravement atteints par le virus, et 19 sur les 23 disponibles sont actuellement occupés, précise le quotidien.
Parce qu’elle frappe un pays dont l’économie est déjà au bord du gouffre
Les deux explosions ont dévasté une grande partie du port de la capitale libanaise, véritable poumon économique d’un pays « qui importe presque tout ce qu’il consomme », comme l’écrit L’Orient-Le Jour.
Une catastrophe supplémentaire pour le pays, déjà secoué par sa pire crise économique depuis des décennies, marquée par une dépréciation inédite de sa monnaie. Alors que le dollar s’échangeait avant la crise contre 1 500 livres libanaises, il vaut désormais « entre 8 000 et 10 000 livres » sur le marché noir, indiquait mi-juillet à franceinfo Agnès Levallois, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique et vice-présidente de l’Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient (Iremmo).
Combinée à la dépendance du pays aux importations, cette dégringolade monétaire a entraîné une flambée des prix. Le taux d’inflation sur un an a été mesuré à 90% en juin, notent Les Echos, qui relèvent qu’environ 18% du secteur privé a suspendu ou cessé ses activités depuis 2019, et que le taux de chômage dépassait désormais les 30%.
Cette spirale économique négative entraîne un déclassement quasi généralisé de la population. « La classe moyenne libanaise, considérée comme la plus riche et la mieux formée du Moyen-Orient, est la grande perdante de la crise. Le trentenaire, professeur à l’université, qui gagnait l’équivalent de 4 000 dollars par mois l’année dernière, n’en touche plus que 800 environ », écrit Le Monde. Près de la moitié de la population tutoie désormais le seuil de pauvreté, selon la Banque mondiale.
Parce qu’elle finit de fragiliser un système politique à bout de souffle
Reposant sur un équilibre communautaire fragile, le pouvoir libanais est partagé entre les différences confessions qui peuplent le pays. La présidence est ainsi traditionnellement confiée à un chrétien, le poste de Premier ministre à un musulman sunnite et la présidence de l’Assemblée, à un chiite. Or ce système « ne fonctionne plus et ne cesse d’être affaibli par des blocages persistants », écrivait dans une tribune publiée par L’Orient-Le Jour Maha Yahya, directrice du Carnegie Middle East Center, centre de recherche sur les politiques publiques au Moyen-Orient basé à Beyrouth.
La classe politique est ainsi systématiquement accusée de corruption et de clientélisme. « A chaque fois que la communauté internationale verse une aide au Liban, ces responsables se répartissent les milliards de façon à ce que chacun aide sa propre communauté », résumait Agnès Levallois auprès de franceinfo. « Ils se mettent d’accord sur les sommes pour apparaître comme des faiseurs de pluie et de beau temps, des acteurs indispensables face à un Etat fantoche incapable d’aider la population ».
Le 17 octobre dernier, la colère populaire est montée d’un cran après l’annonce d’une nouvelle taxe sur les appels via la messagerie WhatsApp. La rapide annulation de la mesure n’a pas empêché la révolte de gagner le pays. La mobilisation a rapidement pris de l’ampleur avec des défilés réunissant parfois des centaines de milliers de manifestants. Les contestataires réclamaient le renouvellement de toute la classe dirigeante et l’instauration d’un « Etat non confessionnel, qui respecte leurs droits en tant que citoyens et plus seulement comme membres d’une communauté », écrit Maha Yahya.
Désigné Premier ministre le 19 décembre dernier en replacement de Saad Hariri, l’universitaire Hassan Diab a promis des réformes. Mais la colère des Libanais n’est pas retombée, et les négociations initiées avec le Fonds monétaire international pour obtenir une aide cruciale pour la population et rétablir la confiance des créanciers sont au point mort.