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Mali : dans le secret des négociations qui ont permis la libération de Soumaïla Cissé et Sophie Pétronin

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Entre Paris et Bamako, des divergences d’intérêts autour de la libération des otages
Le Malien Soumaïla Cissé, principal opposant à l’ancien président Ibrahim Boubacar Keïta, a été libéré le 8 octobre en même temps que la Française Sophie Pétronin. Il aurait pu être libéré bien avant, si la France ne s’y était pas opposée. Mediapart a retracé le déroulé des tractations.
La libération le 8 octobre au Mali de quatre otages, parmi lesquels la Française Sophie Pétronin, détenus par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM ou, en arabe, le Jamāʿat nuṣrat al-islām wal-muslimīn, JNIM), un mouvement djihadiste lié à Al-Qaïda, a fait couler beaucoup d’encre en France comme ailleurs. Chacun de ces épisodes – récurrents au Sahel, où les prises d’otages se sont multipliées ces 15 dernières années – charrie son lot de rumeurs et d’intoxications, de fantasmes aussi, sur fond de règlements de comptes et de rivalités entre émissaires. C’est que les sommes en jeu sont importantes, et les acteurs officiels et officieux de ce genre de négociations voient loin : des otages, il y en a encore entre les mains des djihadistes. C’est un business rentable. Il faut se positionner en vue de la prochaine négociation, et donc se mettre en avant. Pour cela, tous les coups sont permis.
Quelle somme a-t-il fallu débloquer pour obtenir la libération de la Française Sophie Pétronin, humanitaire enlevée à Gao en décembre 2016, du Malien Soumaïla Cissé, principal opposant au président Ibrahim Boubacar Keïta (déchu par un coup d’État le 18 août dernier), kidnappé en pleine campagne électorale en mars dernier, et des deux Italiens Nicola Chiacchio, touriste disparu début 2019 dans les environs de Douentza, et Pier Luigi Maccali, prêtre capturé dans sa paroisse de Bomoanga située au sud-ouest du Niger, près de la frontière avec le Burkina Faso, en septembre 2018 ? Mystère. On n’en sait pas davantage sur la répartition entre les intermédiaires, le JNIM et son chef, Iyad Ag Ghaly, ou sur l’identité de ceux ayant débloqué l’argent.
Soumaïla Cissé, le 8 octobre, après sa libération. © AFP
Le déroulé des tractations est plus facile à décrypter – du moins en ce qui concerne la dernière ligne droite. Plusieurs sources concordantes, parmi lesquelles figure un acteur majeur des négociations, ont décrit le même processus à Mediapart. À partir de ces témoignages, il apparaît que Soumaïla Cissé aurait pu être libéré bien plus tôt sans l’intervention du patron des services de renseignements malien, Moussa Diawara, en poste jusqu’au coup d’État du 18 août dernier qui a abouti à la chute d’Ibrahim Boubacar Keïta (« IBK »), mais aussi de la France. Pour le gouvernement français, il était en effet inenvisageable que la libération de Cissé intervienne avant celle de Pétronin.
Soumaïla Cissé, surnommé « Soumi » par les Maliens, est enlevé le 25 mars dans sa région natale de Niafunké, alors qu’il bat campagne pour les élections législatives. Son kidnapping est un choc au Mali, mais aussi dans l’ensemble de la sous-région. Le président de l’Union pour la République et la démocratie (URD) est le principal opposant à IBK. Battu à deux reprises lors du second tour des élections présidentielles de 2013 et 2018, il fait figure de potentiel favori pour l’élection de 2023. Il est en outre proche d’un grand nombre de chefs d’États ouest-africains.
Après sa disparition, le premier ministre, Boubou Cissé, prend le dossier en main avec l’aval du président. Seul un petit comité, constitué également du ministre des affaires étrangères, Tiébilé Dramé, et du colonel Malamine Konaré, un spécialiste du renseignement militaire affecté à la primature depuis peu, et qui a déjà participé à des négociations pour la libération d’otages dans le centre du pays, sera tenu informé des avancées. Par contre, le directeur général de la Sécurité d’État, le général Moussa Diawara, est tenu à l’écart. La France aussi.
Il faut tout d’abord constituer une équipe pour prendre contact avec les ravisseurs. L’entourage du premier ministre, et notamment un de ses proches, un homme d’affaires qui est également un ami de « Soumi », propose de réactiver le réseau de Mustapha Limam Chafi. Ce Mauritanien, fin connaisseur du désert, fut un très proche conseiller du président burkinabé Blaise Compaoré – c’est aussi un ami de Soumaïla Cissé. Il a été impliqué dans plusieurs libérations d’otages occidentaux au début des années 2010 et a été amené, pour ce faire, à croiser les principales figures d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi). Mais depuis la chute de Compaoré en 2014, il a pris ses distances. Il s’est installé en Côte d’Ivoire, puis au Qatar. Il se trouvait dans ce pays lorsque l’homme d’affaires en question l’a appelé. Mais pour Chafi, tout cela est du passé. Il n’était pas question pour lui d’intervenir dans ce dossier.
C’est tout de même vers un de ses amis que le premier ministre se tourne : Chérif Ould Attaher (également écrit Ould Taher) est un Arabe du Tilemsi qui a joué un rôle dans la libération de plusieurs otages ces dernières années. Dans le nord du pays, tout le monde le connaît. Au début des années 2010, il était considéré comme l’un des principaux barons de la drogue au Mali.
En 2012, Ould Attaher est, avec d’autres commerçants arabes, l’un des principaux financiers du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), un groupe issu d’une dissidence au sein d’Aqmi, qui prendra le contrôle de Gao durant quelques mois après en avoir chassé les indépendantistes touaregs du Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA). Wolfram Larcher, spécialiste de la région, écrit notamment que « le MUJAO et les réseaux qui l’ont précédé au sein d’AQMI sont liés au trafic de stupéfiants à travers trois figures principales : Mohamed Ould Ahmed Deya « Rouji », Chérif Ould Taher et Sultan Ould Badi ».
Lorsque le Mujao est chassé de Gao par l’armée française début 2013, Ould Attaher se fait discret. Puis, comme de nombreuses figures du Mujao en quête de réhabilitation, il rejoint un mouvement armé membre de la « Plateforme », une coalition de groupes signataires des accords de paix d’Alger considérés comme favorables au pouvoir central. On le dit aujourd’hui « rangé des affaires ». Installé à Bamako, il possède une usine de thé et une entreprise de BTP.
Les enchères grimpent
Début avril, Boubou Cissé délivre un mandat officiel à Ould Attaher afin qu’il puisse prendre contact avec les ravisseurs de « Soumi ». Secrètement, le colonel Konaré et lui se rendent dans la région de Kidal, à 150 km environ de la ville du Nord-Mali, près de la frontière avec l’Algérie – il s’agit là du fief d’Iyad Ag Ghaly. Ils y rencontrent Sedan Ag Hitta, qui se présente comme le numéro 2 du JNIM.
Le nom d’Ag Hitta a été cité dans l’affaire de l’assassinat en 2013 des journalistes de RFI Ghislaine Dupont et Claude Verlon. Il est considéré, au sein du JNIM, comme l’émir de la zone de Kidal. Ag Hitta confirme que Cissé est bien entre leurs mains. Et que pour le libérer, le JNIM réclame la somme de 2 millions d’euros et la libération d’une trentaine de ses hommes détenus à Bamako. Avant de partir, Ould Attaher et Konaré se voient remettre une liste de noms, écrite en arabe. Il y a là des « seconds couteaux » mais aussi quelques « gros poissons ».
De retour à Bamako, Ould Attaher et Konaré rendent compte de leur mission au premier ministre. Celui-ci leur demande de retourner sur le terrain afin d’obtenir une preuve de vie. Fin avril, ils reprennent la route du nord. Après plusieurs jours d’attente, ils se font remettre le 26 avril une vidéo de « Soumi », dans laquelle il apparaît amaigri et fatigué. Il s’agit de la première preuve de vie de l’opposant.
En juillet, sa libération semble acquise. Le président a accepté les conditions des ravisseurs. Mais le processus va être stoppé net par deux interventions. Tout d’abord, celle de Moussa Diawara. Le patron des renseignements maliens, qui avait été jusque-là tenu à l’écart, est mis au courant de manière indirecte : certains des hommes réclamés par le JNIM étant détenus dans les murs de la Sécurité d’État – une prison à laquelle personne n’accède, pas même les avocats –, c’est à lui de donner son accord pour les libérer.
Diawara, qui estime que c’est à la Sécurité d’État (SE) de gérer ce genre d’affaires, avait déjà pris ombrage d’une précédente médiation menée par Malamine Konaré et l’avocat Hassan Barry en 2019, dans le centre du pays, dans le but d’obtenir la libération de soldats maliens détenus par la katiba Macina, dirigée par Hamadoun Kouffa et liée au JNIM. Il s’était vengé en ordonnant l’arrestation de Me Barry quelques semaines plus tard. Cette fois-ci, il rechigne à libérer les hommes réclamés par le JNIM.
Au président, il souffle le nom d’Ahmada Ag Bibi, un ancien député, un ancien rebelle aussi, proche d’Iyad Ag Ghaly, et qui a lui aussi joué un rôle dans des libérations d’otages par le passé. Depuis plusieurs mois, Ag Bibi est chargé de mener les discussions avec le JNIM au sujet de Sophie Pétronin et des deux Italiens.
La deuxième intervention vient de Paris. Pour la France, la libération de Cissé avant celle de Pétronin, qui est officiellement la dernière ressortissante française encore détenue en otage et dont le quatrième anniversaire de l’enlèvement approche, serait un camouflet. La diplomatie française va alors peser de tout son poids pour convaincre le pouvoir malien de lier les deux dossiers, de les confier à Ag Bibi, et donc de surseoir à la libération de « Soumi ». Le premier ministre s’y oppose. Mais le président flanche. Tant pis pour Cissé, qui aurait pu être libéré dès le mois de juillet.
Et tant pis pour Ould Attaher et Konaré, qui sont « débranchés » au profit d’Ag Bibi. La France fait confiance à ce Touareg. Et à Paris, il est hors de question de confier le dossier à un proche de Chafi, qui fait figure d’épouvantail au sein des services de renseignements extérieurs en raison, officieusement, de ses liens présumés (et très surévalués par les services secrets mauritaniens) avec des chefs djihadistes et des narcotrafiquants.
Interrogé par Mediapart, le ministère français des affaires étrangères n’a pas répondu à notre sollicitation sur ces différents aspects.
Le curriculum des nouveaux médiateurs n’est pourtant pas vierge de tout soupçon. Ag Bibi est un proche d’Iyad Ag Ghaly, considéré par la France comme l’ennemi numéro 1 au Sahel, et il a, comme Chafi, noué des relations avec tous les hommes qui comptent dans le Nord, y compris ceux qui font du trafic de drogue.
Quant à celui qui l’accompagne désormais sur le terrain, le colonel Ibrahima Sanogo, chargé de l’antiterrorisme au sein de la SE, il est dans le viseur de l’ONU, tout comme son patron, Moussa Diawara. Dans un rapport d’experts publié en août, peu de temps avant le coup d’État, ces deux officiers sont accusés d’être en lien avec des narcotrafiquants et notamment d’avoir fait libérer certains d’entre eux, condamnés au Niger, et d’en avoir protégé d’autres, « en échange de versements mensuels effectués par Mohamed Ould Mataly », un autre ancien bailleur du Mujao. Diawara a disparu après le coup d’État. Recherché par les putschistes, il semble avoir réussi à fuir à l’étranger. Mais Sanogo a poursuivi sa mission.
Dès lors, les enchères grimpent. La somme réclamée est multipliée par quatre ou cinq. Et ce n’est plus 30 hommes dont le JNIM réclame la libération, mais plus de 200. En août, une liste de 204 noms est remise aux nouveaux médiateurs. Bamako accepte ces conditions. La France aussi. La libération des otages est attendue pour la fin août. Mais tout est remis en cause lorsqu’IBK est renversé par un coup d’État militaire le 18 août. Le processus est mis sur pause. Il ne sera relancé qu’après la nomination d’un président intérimaire, le militaire à la retraite Bah N’daw, le 25 septembre. « Tout avait été fait sous IBK. La junte n’a fait que récupérer le bébé », assure un des médiateurs.
La rançon est payée. Les intermédiaires ont pris leur part. Et début octobre, les prisons de Bamako et de Koulikoro sont vidées de leurs détenus. Selon une source onusienne, sur les 204 hommes réclamés, 196 ont été libérés (y compris ceux détenus par la SE) par vagues successives et acheminés jusqu’à Niono, dans le centre, et Tessalit, dans le Nord. Certains, une vingtaine selon différentes sources, sont des membres importants de l’hydre djihadiste, des chefs ou des logisticiens ; d’autres sont des petites mains du JNIM.
Fawaz Ould Ahmed et Abou Dardar feraient partie du lot. Le premier, surnommé « Ibrahim 10 », est cité dans l’instruction encore en cours des dossiers concernant plusieurs attentats, dont deux fusillades dans un restaurant à Bamako (5 morts en mars 2015) et dans un hôtel à Sévaré (14 morts en août 2015). Le second est une figure du JNIM. Mais un grand nombre sont des hommes qui n’avaient pas grand-chose à voir avec le groupe djihadiste, qui avaient été arrêtés dans le Nord ou dans le centre sur la base de dénonciations souvent infondées ou à la suite de rafles de l’armée, et qui n’avaient jamais été jugés.
Le 8 octobre, les quatre otages ont rejoint Bamako. Sophie Pétronin, qui dit avoir été bien traitée durant sa captivité, est très vite rentrée en France. Les Italiens sont en Italie. Sur les réseaux sociaux, un photomontage tout à l’avantage du JNIM circule, montrant d’un côté les ex-otages entourés d’un homme armé et des deux négociateurs, et de l’autre plusieurs des détenus libérés en échange, dont un arbore un drapeau noir. Le texte, en surimpression, parle d’une « victoire ».
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PAR RÉMI CARAYOL

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