Racines biscornues, branches tordues, troncs éventrés, loupes et broussins du bois, tous cachent au plus profond de leurs fibres des êtres vivants, animaux inconnus, humains en devenir, monstres étranges. Il faut un œil exercé pour les discerner, et un talent hors du commun pour les libérer. Ce talent, Amahiguéré Dolo le possédait. À moins que ce ne fût un don.
« Un grand initié », selon son galeriste Luc Berthier
Armé d’une simple herminette, n’intervenant jamais plus que nécessaire, il ouvrait dans la chair des arbres morts ces passages qui permettent aux esprits de s’épanouir – et ont le pouvoir de transformer une souche incrustée de poussière en œuvre vivante. « C’était un grand initié, qui connaissait l’histoire de son peuple et celle des peuples voisins », commente celui qui fut son galeriste et qui représente aujourd’hui ses héritiers, le Français Luc Berthier.
Dolo, le sculpteur malien né à Gogoli, dans la commune de Sangha, le 16 juin 1955, s’est éteint à Bamako, le 21 août 2022. Un peu plus d’un an après son décès, la détermination de Luc Berthier et celle du commissaire d’exposition Yves Créhalet ont permis d’aboutir à la publication d’un beau livre, Dolo, le Dogon du siècle. Un hommage sensible à un créateur qui sut faire revivre le bois, mais aussi tirer de l’argile comme des vieux sacs de ciment des palpitations de vie. Un hommage où s’expriment ses amis Luc Berthier et Yves Créhalet, bien sûr, mais aussi les écrivains et critiques d’art malien Chab Touré et ivoirien Yacouba Konaté, ainsi que le collectionneur et hommes d’affaires français Jean-Paul Blachère.
Jean-Paul Blachère, Chab Touré, Yacouba Konaté
Rassemblées sur quelque deux cents pages, les photographies des œuvres de Dolo montrent toute l’étendue de son savoir-faire en matière de sculpture, de peinture ou de céramique. Les corps qu’il libère de la matière inerte dansent ou crient, s’élancent ou se recroquevillent, et, dans le bestiaire humain qu’il engendre, la Vénus aux formes outrancières côtoie le vieillard squelettique. Sincère, cohérente, puisée au fond de soi, la démarche de l’artiste est à des années-lumière du calcul commercial qui peut, parfois, guider les créateurs contemporains. Loin de tout folklore, à rebours de tout exotisme séducteur, elle s’enracine dans la pensée dogon et relève de la démarche spirituelle.
Si l’on en croit Yacouba Konaté, Amahiguéré (« Dieu fasse qu’il reste debout ») Dolo n’aurait jamais dû sculpter puisqu’il n’appartenait pas à la caste des forgerons. « Or, voilà qu’Amahiguéré, fils de paysan devant Ama l’éternel dieu, a tendance à jouer les forgerons, écrit-il. Non content de fabriquer ses propres jouets, il en fabrique pour ses amis, et mieux, il en vend. Et de plus en plus. Or, la sculpture est une exclusivité de forgeron. Malheureux ! Que fais-tu ? Plus jamais ça ! Compris ? C’est son père qui vient de le découvrir. L’injonction est ferme, mais la passion du bois reste irrépressible. En fait, ce n’est pas seulement l’enfant qui a choisi le bois, le bois également l’a choisi. L’enfant ne lève ni révolte ni bravade. C’est juste plus fort que lui. »
Tellement fort qu’il désobéit et, après l’école française, entre à l’Institut national des arts de Bamako, où il étudie entre 1976 et 1980. La création ne pouvant pas vraiment nourrir son homme, il part travailler à Gao pendant une dizaine d’années au sein de la Direction régionale de la jeunesse, des sports, des arts et de la culture. Sa rencontre avec le plasticien espagnol Miquel Barceló le convainc de se consacrer pleinement à la sculpture, et il ouvre son atelier à Ségou, au bord du fleuve Niger.
Miquel Barceló, artiste catalan en quête d’exotisme
Cette amitié avec Barceló, « peintre catalan en quête d’inspiration et d’exotisme », selon Yacouba Konaté, sera d’abord fructueuse, puis terriblement douloureuse. « L’un avance derrière l’indécrottable complexe de supériorité qui fourre ses offres d’amitié. L’autre brade son devoir d’hospitalité sous la générosité naïve intrinsèque à l’humain trop humain, résume le critique ivoirien. Le Dogon ressent bien l’opacité d’un mirage, mais il croit avoir trouvé un ami qui va l’aider à réaliser son devenir artistique. Depuis au moins Marcel Griaule, le pays dogon est coutumier des ethnologues et autres chercheurs qui, non contents d’enregistrer et filmer, s’installent puis… s’en vont. » Les pratiques du monde de l’art occidental ne sont que rarement désintéressées…
Mais, pour un temps, les portes de l’Europe s’ouvrent à Dolo, qui expose à Palma de Majorque, Thouars, Tourcoing, Daoulas, Paris… « Dans un grand respect de la nature, il utilise des arbres morts qu’il va déterrer », explique Berthier. « Jouant des reliefs des souches excavées, des troncs ou des branches des bois ‘morts’ rapportés, les sculptures de Dolo suivent la pente et les plis intrinsèques au bois pour donner corps à des compositions expressionnistes riches en figures hybrides », poursuit Konaté.
De ces souches qu’il utilise, il respecte particulièrement les cavités et les vides. En 2016, lors d’une exposition à la Menil Collection, aux États-Unis, il s’en expliquait ainsi : « Le trou, c’est la base de tout, c’est de là que sortent le bien et le mal nécessaire, c’est l’origine du monde. » Dans ses sculptures, les trous peuvent aussi bien être des bouches grandes ouvertes que des sexes, des yeux, des narines, des nombrils… Pour Ngoné Fall, citée par Konaté, « la métaphysique dogon affûte l’acuité intellectuelle des initiés qui apprennent le langage des signes au point d’en devenir des lecteurs lucides du monde tel qu’il va, des signes tels qu’ils font sens. […] Ses interventions sur le bois suivent la courbe du bois dans une sorte de danse intime qui impulse des touches subtiles, denses, sans bavardage. Soucieux non pas de représenter mais d’incarner l’être, le végétal, l’animal ou l’humain, il construit une proposition moderne et contemporaine. »
Figure de Ségou
Dans Dolo, le Dogon du siècle, Yves Créhalet intitule son essai « Le Chaînon manquant », avec l’idée de montrer que l’œuvre de l’artiste malien, figure éternelle de Ségou, opère à sa manière la jonction entre l’art classique dogon et l’art contemporain. Trait d’union ou grand écart, cette position inconfortable explique peut-être la timide reconnaissance d’un marché qui apprécie, quoiqu’il en dise, qu’on ne sorte pas trop des cases*. « Ils sont nombreux, les artistes africains qui se sont naïvement enfermés dans une esthétique de revendications identitaires, de défense de l’Afrique des rêves, écrit Chab Touré. Dolo n’était pas de cette bande. Ni d’aucune bande. Dolo ne s’autorisait pas à dire ce qui est bien ou mal, à asséner des vérités ou à prendre des positions tranchées. L’art, pour Dolo, fut la réalisation de lui-même. » Une quête profondément humaine, à la fois vaine et sublime.
Dolo, le Dogon du siècle, par Yves Créhalet et Luc Berthier, Éditions Luc Berthier, 226 pages, 50 euros.
Dolo, le Dogon du siècle, Galerie Christophe Person, du 4 au 27 avril 2024, Paris.
* Aujourd’hui, les sculptures de Dolo valent tout de même entre 25 000 et 30 000 euros, ses peintures entre 10 000 et 15 000 euros.