Haro sur le franc CFA. Le vice-président du Conseil italien, Luigi Di Maio, accuse cette monnaie d’empêcher le développement de l’Afrique et de provoquer la crise migratoire vers l’Europe. Pour Fanny Pigeaud, qui publie chez La Découverte L’arme invisible de la Françafrique, s’il faut distinguer le messager du message, le numéro 2 du gouvernement italien a raison.
RFI : Quand Luigi Di Maio dit que le franc CFA fait partir les Africains vers l’Europe et finance la dette publique française, est-ce que vous êtes d’accord ?
Fanny Pigeaud : Il dit des choses qui, effectivement, doivent être étudiées de près, mais qui ne sont pas fausses. Est-ce que cela a une influence sur les migrations ? Oui, forcément. Parce que le franc CFA, d’abord, est une monnaie surévaluée. Elle est, il faut le rappeler, ancrée à l’euro, qui est une monnaie forte. Les économies de ces quatorze pays sont des économies faibles. Donc, avoir une monnaie surévaluée handicape au niveau des exportations et, par contre, donne un avantage aux importations, ce qui ne facilite pas l’industrialisation de ces pays.
Est-ce que ce n’est pas embarrassant pour vous, peut-être, d’être d’accord avec un gouvernement à dominante extrême-droite, comme celui de Rome, en Italie ?
C’est assez troublant, effectivement. Et c’est dommage qu’on ne voie pas plus d’hommes politiques, disons progressistes, en Europe et en France en particulier, s’intéresser à la question du franc CFA, prendre position et se rendre compte qu’il y a effectivement un problème. Donc oui, c’est un peu gênant, mais il faut distinguer le messager du message, et là, le message, malheureusement, est exact.
Au cœur de votre critique, il y a l’idée que le CFA est surévalué et trop rigide et que, du coup, il freine le développement des pays africains. Mais les défenseurs de cette monnaie disent exactement le contraire. Ils disent que le CFA garantit la stabilité monétaire, ce qui est essentiel notamment pour sécuriser les investissements venus de l’étranger.
Effectivement, il y a un certain nombre de règles qui obligent les Etats utilisant le franc CFA à avoir des taux d’inflation faibles, parce qu’ils sont calés sur la politique de la Banque centrale européenne, donc il faut avoir moins de 3% d’inflation, et cela les oblige aussi à avoir des règles de suivi budgétaire assez strictes. Certes, il y a une stabilité, l’inflation, les prix augmentent peu. Mais cette stabilité a un coût. Les banques centrales africaines s’obligent à restreindre les crédits qu’elles accordent aux Etats, aux ménages et aux banques commerciales, pour faire en sorte que les réserves de change restent au même niveau sur les comptes d’opération. Cela veut dire que cela bloque toutes les capacités productives de ces pays. Les officiels français ne se rendent pas compte de ce que génère ce franc CFA en termes, aussi, de ressentiment vis-à-vis de la France. Je pense que cette politique, qui tend à maintenir ce système, va avoir des conséquences néfastes pour la France un jour ou l’autre.
Selon l’observateur neutre Citigroup, qui est une banque américaine, pour la Côte d’Ivoire, l’histoire récente donne un argument solide en faveur du CFA, car au lendemain de la crise de 2010-2011, la stabilité qu’apporte le CFA a permis à la Côte d’Ivoire de relancer son économie.
Oui. Mais après, si l’on regarde en particulier les chiffres du revenu moyen, le revenu moyen d’aujourd’hui est inférieur de plus d’un tiers à celui de la fin des années 1970. C’est à peu près la même chose pour le Sénégal. Donc, sur le long terme de ces pays-là, on se rend compte qu’ils ont très, très peu évolué sur le plan économique.
Au cœur de votre critique du CFA, il y a le compte d’opérations qui contraint les banques centrales africaines à déposer 50% de leur réserve de change auprès du Trésor français, avec une contrepartie, la garantie d’une convertibilité illimitée de leur monnaie. Pourquoi cela vous scandalise ?
Le compte d’opérations créé par la France n’existe nulle part ailleurs. Il oblige à passer systématiquement par l’euro et par le Trésor français. On imagine bien que cela donne un pouvoir important au gouvernement français. Quand il a besoin de faire pression sur un Etat, il peut passer par ce compte d’opérations. Il peut bloquer les opérations financières avec l’extérieur de ce pays. On l’a vu en Côte d’Ivoire en 2011.
Lors du bras de fer entre Nicolas Sarkozy et Laurent Gbagbo ?
Voilà. Au moment de cette fameuse crise postélectorale. Il est évident que cela s’est terminé par le blocage de ce fameux compte d’opérations. Donc, l’Etat ivoirien ne pouvait plus commercer avec l’extérieur, ce qui, évidemment, signifiait l’asphyxie financière de l’Etat à très court terme.
Ce que dit souvent Emmanuel Macron, c’est qu’il est ouvert à une discussion sur le franc CFA, avec ses homologues africains, mais que c’est à eux de décider s’ils veulent rester dans la zone CFA ou s’ils veulent la quitter. Pour l’instant, ils veulent y rester, apparemment.
Effectivement. Ils ne disent pas grand-chose contre le franc CFA. Cela dit, on commence à voir des opposants politiques s’exprimer sur la question. En Côte d’Ivoire, il y a l’économiste Mamadou Koulibaly, qui tient des discours en défaveur du franc CFA. Il y a aussi, maintenant, au Sénégal, Ousmane Sonko.
Qui est candidat à la présidentielle…
Qui est candidat à l’élection présidentielle du 24 février au Sénégal… Depuis les années 1960, on voit qu’il y a eu un certain nombre d’opérations de représailles ou de sanctions vis-à-vis des dirigeants qui se sont exprimés contre le franc CFA. Donc, les dirigeants africains ont intégré cette idée que parler du franc CFA est quelque chose de dangereux.
Vous citez Mamadou Koulibaly, mais sous l’ère Gbagbo il présidait l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire. Il militait, en effet, pour la sortie de son pays du franc CFA et Laurent Gbagbo ne l’a pas suivi.
Non, Laurent Gbagbo s’est assez peu exprimé sur le franc CFA, une fois qu’il est arrivé à la présidence. D’après ce que j’ai pu comprendre, c’est aussi l’idée que s’exprimer sur ce sujet est particulièrement dangereux. Mais il faut avoir un courage politique énorme pour s’engager sur cette voie, quand on est à la tête d’un pays africain. Je pense que cela a joué sur la manière dont il est resté assez silencieux sur la question.
Etes-vous certaine que c’est uniquement pour des raisons de courage politique ? Le gouverneur de la BCEAO dit : « Le franc CFA permet au pays de la zone UEMOA de réaliser actuellement les meilleures performances économiques du continent, avec un taux de croissance de 7% ».
C’est effectivement la situation de maintenant. Mais si l’on compare, si on voit la trajectoire, l’évolution économique de tous les pays concernés, on voit qu’il n’y a quasiment pas eu d’évolution économique. Il n’y a pas eu d’industrialisation depuis 1960 ou depuis la création de ce franc CFA, qui a maintenant plus de soixante-dix ans.