Les tensions entre le Maroc et l’Algérie paralysent les échanges économiques

La rupture des relations diplomatiques entre Alger et Rabat réduit à néant les espoirs d’intégration régionale après des décennies d’instabilité.

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Quelque 60 kilomètres séparent la ville marocaine d’Oujda de la ville algérienne de Tlemcen. Mais pour qu’une tomate marocaine arrive sur un marché en Algérie, il lui faudra parcourir des milliers de kilomètres, en passant par le port de Marseille ou de Gènes. Depuis la fermeture des frontières terrestres et maritimes en 1994, décidée après l’attentat de Marrakech, les échanges entre les deux pays voisins sont laborieux. Et les récentes tensions liées au conflit du Sahara occidental, véritable abcès de fixation entre Rabat et Alger, finissent de ruiner les espoirs d’une coopération économique régionale initiée lors de la création en 1989 de l’Union du Maghreb arabe (UMA) et devenue entre-temps une coquille vide.

Fin août, Alger a ainsi décidé de rompre ses relations diplomatiques avec Rabat avant de fermer, un mois plus tard, son espace aérien à tous les avions marocains. Les liaisons par avion entre Casablanca et Alger étant déjà suspendues en raison de la pandémie de Covid-19, la décision ne devrait affecter que très peu le trafic aérien. Mais le ministre algérien des affaires étrangères, Ramtane Lamamra, a aussi affiché sa volonté de ne pas renouveler un important contrat lié au gazoduc Maghreb-Europe (GME), qui relie depuis 1996 les gisements algériens à l’Europe via le Maroc et qui arrive à expiration fin octobre.

Face aux possibles impacts économiques, les observateurs marocains se veulent rassurants. « Contrairement aux attentes de l’Algérie, la rupture du contrat de gaz ne soulève pas de contrainte insurmontable pour le Maroc. Le pays agit depuis des années pour diversifier sa politique énergétique, accéder à des sources alternatives pour alimenter ses centrales hydrauliques. Le manque à gagner en ressources de taxes de transit est insignifiant pour les finances publiques », affirme l’économiste Larabi Jaidi.

Le milieu des affaires marocain semble afficher la même sérénité. « Le marché algérien ne représente rien pour les entreprises marocaines qui ont trouvé des partenaires ailleurs. Même si Alger mettait ses menaces à exécution et stoppait ses importations et ses contrats avec le Maroc, l’économie du pays ne serait pas affectée », assure le patron d’une grande entreprise marocaine qui réalise la majorité de son chiffre d’affaires à l’export.

Développement de la contrebande

Les décennies d’instabilité dans la région ont fortement réduit le commerce entre les deux pays. En 2020, le volume des échanges dépassait à peine 500 millions d’euros, soit 1 % des importations et des exportations du Maroc, selon l’Office des changes marocain. Un montant dérisoire quand on le compare par exemple aux échanges entre le royaume et son voisin espagnol, qui ont atteint 13,5 milliards d’euros en 2020. Le Maroc importe principalement d’Algérie des hydrocarbures et exporte chez son voisin des métaux, des engrais et des produits textiles.

Les chiffres officiels ne tiennent toutefois pas compte de la contrebande, qui s’est développée à la frontière, ainsi que des entreprises exerçant dans l’informel pour échapper aux contraintes administratives, comme les TPE marocaines qui travaillent dans le domaine du bâtiment et de l’artisanat en Algérie. « Le problème, c’est qu’il faut passer par Marseille pour faire parvenir la marchandise. Evidemment, le coût du transport se reflète sur le coût final et face à la concurrence chinoise et turque, c’est décourageant. Alors, beaucoup se retrouvent contraints de passer par les voies de la contrebande ou abandonnent, tout simplement », regrette un entrepreneur qui avait tenté l’aventure de l’autre côté de la frontière, avant d’abandonner.

Jusqu’en 2016 pourtant, année qui a vu un regain des tensions dans la région, l’Algérie était le premier partenaire commercial du Maroc en Afrique. Une position reprise depuis par l’Egypte et la Côte d’Ivoire. « Les tensions diplomatiques se font de plus en plus ressentir sur le terrain, d’un côté comme de l’autre. Nos conteneurs sont arrêtés à la douane sans raison. On nous demande toujours plus de paperasse et cela prend beaucoup de temps au risque de perdre la marchandise périssable », se lamente un homme d’affaires vivant entre l’Algérie et le Maroc.

« Le business est de facto compliqué. A partir du moment où il n’y a pas d’échanges routiers, c’est très difficile de faire des échanges directs, renchérit Amine Bouhassane, cofondateur du cercle de réflexion Initiatives pour la communauté économique du Maghreb (ICEM). Il y a beaucoup d’obstacles en matière de transfert de devises et de législation, surtout en Algérie, avec la contrainte des 49/51. » Instaurée en 2009 et récemment assouplie, cette règle oblige tout investisseur étranger à accorder une participation majoritaire (au moins 51 %) à un partenaire algérien.

Engagés pour l’intégration régionale

Les frictions diplomatiques paralysent le développement d’une union économique dans cette région qui partage pourtant les mêmes problématiques : chômage endémique des jeunes et des diplômés, crise de l’eau, conséquences du Covid-19 sur les investissements et sur le tourisme… Selon un rapport prospectif de la Banque mondiale publié en 2010, l’intégration économique du Maghreb aurait pu augmenter le PIB par habitant, entre 2005 et 2015, de 34 % pour l’Algérie, de 27 % pour le Maroc et de 24 % pour la Tunisie, indirectement impactée par l’instabilité régionale. La Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies considère quant à elle qu’une union du Maghreb aurait fait gagner aux cinq pays de la région (incluant la Libye et la Mauritanie) l’équivalent de 5 % de leurs produits intérieurs bruts cumulés.

« Le potentiel économique entre le Maroc et l’Algérie est exceptionnel. Il existe de multiples opportunités, par exemple une alliance entre l’Office chérifien des phosphates et la Sonatrach, la société pétrolière algérienne », veut croire Amine Bouhassane. Installé au Maroc depuis 2006, cet Algérien de 38 ans a cofondé l’ICEM en 2019 pour réunir les acteurs maghrébins du secteur privé dans l’espoir de relancer la coopération économique régionale, « là où les grandes institutions ont échoué ». Chaque trimestre, l’ICEM réunit les patronats marocain, algérien et tunisien pour débattre des opportunités économiques et culturelles dans la région. « Nous voulons donner la voix à la société civile, ouverte à un Maghreb uni, et ne plus laisser la parole uniquement aux politiques », explique le jeune cofondateur.

Comme lui, d’autres Maghrébins se sont engagés pour l’intégration régionale. Avec Maghreb Expérience, une plateforme permettant des visites physiques ou virtuelles de sites historiques du Maghreb, Anouar Hachemane espère développer un tourisme régional et lutter contre les conséquences du Covid-19 sur ce secteur clé. « Aujourd’hui, nous voulons développer la notion de maghrébité et valoriser le patrimoine porté par des communautés maghrébines sans notion de frontières », raconte cet entrepreneur franco-algérien de 33 ans. Mais, dans le climat de discorde qui règne entre Alger et Rabat, de telles initiatives restent rares et les voix pro-maghrébines sont discrètes. « C’est vrai qu’il existe un tabou, reconnaît Amine Bouhassane. Beaucoup d’acteurs qui travaillent entre les deux pays n’osent pas parler, au risque d’être mal perçus. »

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