Le jour tombe devant les portes closes de la prison pour femmes de la Manouba, en banlieue ouest de Tunis. Quelques dizaines de personnes se sont rassemblées, lundi 3 avril, pour exprimer leur soutien à la militante Chaïma Issa, détenue depuis plus d’un mois. « Liberté, liberté ! Fini l’Etat policier ! », scandent militants, avocats et familles de prisonniers réunis pour la rupture du jeûne en signe de solidarité.
L’affaire a débuté le 11 février, quand les forces de sécurité ont appréhendé le militant pro-démocratie Khayam Turki, fondateur du cercle de réflexion Joussour. Dans les jours qui ont suivi, Noureddine Boutar, directeur de la radio privée Mosaïque FM, et plusieurs figures politiques ont été arrêtés. Chaïma Issa, membre du Front de salut national (FSN), principale coalition d’opposition au président Kaïs Saïed, en fait partie.
Après plus de trente-six heures d’audition, le juge d’instruction du pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme tranche : comme les sept prévenus interrogés avant elle le 25 février, elle est placée en détention provisoire dans l’attente de son procès pour « complot contre la sûreté de l’Etat », devenant la première femme prisonnière politique sous le régime de Kaïs Saïed.
Une arrestation « hollywoodienne »
Assise sur une chaise placée contre le mur face au bureau du juge et entourée de ses avocats, la militante de 43 ans ne se laisse pas intimider. « C’est ça la Tunisie ? C’est ça la Tunisie où nous avons étudié vous et moi ? C’est ça la Tunisie dont on a rêvé ? », lance-t-elle à la fin d’une longue tirade filmée discrètement et dont une partie a été diffusée sur les réseaux sociaux.
« Elle a fait pleurer tout le monde. Même le juge avait les larmes aux yeux, témoigne Dalila Ben Mbarek Msaddek, l’une de ses avocates. Au moment où il allait émettre le mandat de dépôt, on s’est tous levés. Je lui ai dit : “Vous venez d’arrêter les sept hommes, laissez au moins Chaïma libre”. » Mais rien n’y fait, la décision du juge est prise : la militante passera la nuit en prison. « Il était abattu, il se prenait la tête dans les mains, les yeux baissés », décrit l’avocate.
L’Association des magistrats tunisiens dénonce des « pressions sans précédent » sur le système judiciaire
Depuis le coup de force de Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021, le pouvoir judiciaire a été progressivement placé sous le contrôle direct de l’exécutif et du ministère de la justice après la dissolution du Conseil supérieur de la magistrature, en février 2022, puis la révocation de 57 juges en juin. A propos de la récente vague d’arrestations – qui a également touché deux magistrats –, le président tunisien a prévenu : « Celui qui les innocente devient leur complice. » Des propos vivement critiqués par l’Association des magistrats tunisiens, qui a dénoncé des « pressions sans précédent » sur le système judiciaire. De son côté, le parquet refuse toujours de s’exprimer officiellement sur le sujet.
Lors de son audition devant le juge, Chaïma Issa a qualifié son arrestation, le 22 février, de « hollywoodienne ». « Il y avait des policiers partout, ils bloquaient la route de tous les côtés. J’ai vite compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple contrôle d’identité », raconte au Monde sa sœur, Khadija Issa, qui était dans la voiture de la militante quand celle-ci a été interpellée. « Chaïma a juste eu le temps d’appeler [l’avocat] Samir Dilou pour l’informer de la situation. »
Escortée par des policiers, Chaïma Issa a quitté le bureau du juge souriante, le poing levé, entonnant avec ses avocats l’hymne national, avant d’être conduite à la prison pour femmes. Le 30 mars, la chambre d’accusation a confirmé la décision du juge d’instruction et refusé sa demande de libération, comme celle des autres opposants. Légalement, elle peut être détenue quatorze mois sans être jugée.
« Electron libre »
Docteure en sociologie, poétesse, écrivaine et journaliste, Chaïma Issa a étudié les religions comparées à l’université Zitouna, avant de poursuivre son parcours universitaire en France. En 2014, elle s’est présentée aux élections législatives mais n’a pas été élue. Une défaite qui ne l’a pas empêchée de s’engager auprès des parlementaires en faveur des droits des femmes et de tenter de rapprocher les groupes divisés entre islamistes et anti-islamistes.
Saïda Ounissi, membre d’Ennahda, ancienne députée et ministre, se souvient d’un « électron libre qui n’érigeait aucune barrière, même si elle n’était pas d’accord avec certaines positions ». « Elle n’est pas sectaire et n’a aucun préjugé », confirme Bochra Belhaj Hmida, ancienne présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et ex-députée Nidaa Tounès, le parti créé par l’ancien président Béji Caïd Essebsi en 2012 pour contrer les islamistes.
Chargée de mission auprès de la ministre de la femme et de la famille en 2020, Chaïma Issa a publié la même année Genre, Féminisme et Religion, un livre paru aux éditions Karem Cherif (en arabe). Immédiatement après le coup de force de Kaïs Saïed, en 2021, elle s’est affichée publiquement contre les mesures exceptionnelles annoncées par le président. Au point de devenir l’une des porte-voix de la contestation avec l’initiative « Citoyens contre le coup d’Etat », puis au sein du FSN, dont elle « est un peu l’égérie », selon l’ex-députée Saïda Ounissi.
En janvier, la militante a été accusée d’avoir incité l’armée tunisienne à la désobéissance
En janvier, la militante, elle-même fille d’un membre du Mouvement de la tendance islamique (l’ancien nom d’Ennahda) emprisonné pour ses positions politiques au début des années 1990, a été accusée d’avoir incité l’armée tunisienne à la désobéissance. Elle est poursuivie par le tribunal militaire pour une déclaration médiatique sur la base d’un nouveau décret-loi controversé qui vise officiellement à lutter contre la cybercriminalité, mais fait planer une menace importante sur les libertés d’expression.
En prison, Chaïma Issa peut recevoir la visite de sa famille proche et de ses avocats. Tous décrivent une femme avec un moral d’acier, malgré les épreuves. A 20 ans, son fils Jaza Cherif n’entend pas non plus baisser les bras. « Elle est très forte et ce n’est pas le moment de pleurer. On continuera le combat jusqu’à sa libération », promet-il.