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Libye : la perpétuelle impasse de la crise migratoire

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Une partie des survivants, jeudi, dans les environs de Khoms. Près de 150 réfugiés, pour la plupart érythréens, ont été secourus après le naufrage de leur navire. Photo Hazem Ahmed. AP

Un nouveau naufrage meurtrier au large des côtes libyennes dans la nuit de mercredi à jeudi a une fois de plus braqué le projecteur sur ce drame humain. Analyse du blocage à travers les trois zones clés, en Méditerranée et sur ses deux rives.

Une mère soudanaise pleurant son enfant âgé de 7 ans sur un quai du port libyen de Khoms, à 120 km à l’est de Tripoli, crie son désespoir face à la caméra : «J’ai perdu mon fils à cause de l’ONU qui ne nous aide pas. Je préfère rentrer mourir dans mon pays.» Ce témoignage diffusé par des chaînes internationales permet de mettre un visage sur l’une des 145 rescapés du naufrage de jeudi au large de la Libye. Environ 120 personnes sont portées disparues dans ce qui a été décrit comme «la pire tragédie en Méditerranée cette année» par le chef du Haut-Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR), Filippo Grandi, sur Twitter. Plus de vingt-quatre heures après l’annonce de ce drame, le secrétaire général de l’ONU était le seul dirigeant politique mondial à réagir. « Je suis horrifié , a tweeté Antonio Guterres. Nous avons besoins de routes sûres et légales pour les réfugiés et les migrants. Tout migrant en quête d’une vie meilleure mérite la sécurité et la dignité. »

Ce drame s’est produit dans la nuit de mercredi à jeudi quand 250 à 300 migrants, selon les sources, ont pris la mer depuis la Libye. Ils étaient en grande majorité érythréens, mais aussi soudanais ou palestiniens, y compris des femmes et des enfants. Près de la moitié d’entre eux ont coulé avec leur embarcation à moins de 5 milles marins (environ 9 kilomètres) de Khoms selon les témoignages. La marine libyenne et l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) ont fourni pour le moment des chiffres différents sur le nombre de migrants disparus et secourus par des pêcheurs avant l’intervention des gardes-côtes libyens. L’équipe de Médecins sans frontières (MSF) en Libye, qui a prodigué des soins à 135 migrants rescapés, a même avancé le chiffre de 400 personnes qui se trouvaient à bord. Ils auraient été embarqués sur trois bateaux en bois arrimés les uns aux autres. «Un bateau faisait la navette pour remplir deux embarcations avec 300 personnes et, au dernier voyage, celui qui faisait la navette en a embarqué une centaine à son tour, soit 400 passagers au total», selon Julien Raickman, chef de mission MSF.

Quel que soit le bilan définitif des victimes de ce dernier naufrage, il vient alourdir celui des 426 personnes mortes en tentant de traverser la Méditerranée depuis début 2019, selon l’OIM et le HCR. Après avoir donné les informations sur le drame et les opérations de sauvetage, le porte-parole de la marine libyenne n’a pas mâché ses mots. «Tant qu’on ne se préoccupe pas des raisons pour lesquelles les gens se lancent dans ses traversées dangereuses, cette tragédie ne sera vraisemblablement pas la dernière à laquelle on assiste, hélas », a affirmé le général Ayoub Kacem.


En Afrique : faire le travail à la place de l’UE

«Faites ce que je dis, pas ce que je fais», résume bien la politique migratoire de l’Union européenne. L’Europe ne veut plus de migrants sur son sol mais a bien du mal à endiguer ce phénomène seule. Pour cela, elle n’hésite pas à signer des accords avec des partenaires parfois douteux.

La volonté d’impliquer des pays tiers dans cette gestion s’est accentuée en novembre 2015, lors du sommet de La Valette, avant de s’accélérer. L’objectif de cette externalisation des frontières de l’UE, ciblée notamment sur la Méditerranée et l’Afrique, est clair : confier aux pays d’origine ou de transit le soin de bloquer les migrants et de renforcer les contrôles aux frontières. En clair, l’UE demande à d’autres Etats de faire le travail à sa place. «Le droit international des réfugiés est construit sur le principe de non-refoulement. Or les Européens sous-traitent cette question à d’autres pays qui ne refoulent pas ces personnes mais qui les retiennent. C’est là tout le problème», explique Philippe de Bruycker, spécialiste du droit européen de l’immigration et de l’asile. Sauf que l’UE coopère parfois avec des Etats en déréliction ou en guerre qui sont loin d’être des exemples en matière de droits de l’homme. Au premier rang desquels la Libye, plongée dans le chaos depuis la chute du régime Kadhafi.

D’après le site de la Commission, l’UE a déjà mobilisé près de 350 millions d’euros pour des projets liés aux migrations en Libye. «On parle de ce pays comme si c’était un pays normal, sauf que ce n’est pas le cas. Le système européen ignore totalement les réalités libyennes», s’insurge Julien Raickman, chef de mission à MSF pour la Libye. En 2017, un accord a également été conclu entre l’Italie et la Libye afin que les gardes-côtes libyens soient formés et financés, via des subventions européennes, pour intercepter les migrants en mer. Une pratique qui, selon Human Rights Watch, «contribue à la détention arbitraire et abusive de centaines de migrants et demandeurs d’asile». Lorsqu’ils sont interceptés, ils sont en effet détenus dans des centres illégaux où les conditions sont souvent déplorables. «Ces camps sont des hauts lieux de business et enrichissent des milices armées qui violent, torturent et font du trafic de migrants à grande échelle» , souligne un humanitaire sous couvert d’anonymat. Fermer les yeux sur les violations des droits humains semble porter ses fruits : depuis le début de l’année, près de 4 000 personnes ont été interceptées et ramenées en Libye.

En Méditerranée : les sauveteurs, espèce en voie d’extinction

3 octobre 2013. 366 migrants meurent noyés après un naufrage au large de Lampedusa, dans ce qui est alors l’une des pires tragédies en Méditerranée depuis le début du siècle. Pour réduire les risques encourus par les migrants et lutter contre les passeurs, l’Italie lance dans les jours qui suivent l’opération «Mare Nostrum». Pendant un an, la marine italienne vient au secours des embarcations en détresse et sauve plus de 150 000 migrants, avant que l’opération ne s’arrête en novembre 2014 sous le feu des critiques des partenaires européens et de la droite, qui l’accusent d’encourager l’immigration illégale. Depuis cette date, l’implication de l’UE et des Etats membres dans les sauvetages en mer n’a fait que s’éroder. L’opération «Triton», qui remplace Mare Nostrum, n’intervient que dans les eaux européennes et non plus jusqu’aux limites des eaux libyennes ou tunisiennes. Pilotée par l’agence Frontex, son objectif principal devient la protection des frontières et plus le sauvetage.

Avec le renforcement de la crise migratoire, le nombre de décès en mer monte en flèche. En avril 2015, un autre naufrage au large de la Libye fait 700 morts et pousse l’UE à créer une nouvelle mission, parallèle à Triton. Baptisée «Sophia», elle est chargée de «détruire les embarcations utilisées par les contrebandiers», et de débarquer les migrants qui s’y trouvent dans un port sûr. Mais les passeurs s’adaptent vite et font monter les migrants dans des canots gonflables, moins chers et encore plus fragiles. Depuis l’été dernier, Sophia est au point mort. Après avoir pointé du doigt que les 45 000 migrants sauvés par l’opération ont été débarqués en Italie, Matteo Salvini a fermé les ports italiens aux navires de Sophia. Depuis mars, Sophia n’a même plus de moyens navals et ne fait que surveiller la zone par avion.

Les bateaux d’ONG, déjà bien seuls pour agir dans les eaux internationales, sont en butte depuis l’an dernier à des pressions grandissantes des Etats – Italie en tête – qui les accusent de faire le jeu des passeurs et les empêchent de débarquer. Plus aucun bateau important d’ONG n’opère en ce moment en Méditerranée centrale. Le Sea-Watch 3 est retenu par les autorités italiennes depuis que sa capitaine a forcé l’entrée du port de Lampedusa en juin, comme l’Alex, qui a fait de même début juillet. Le tout nouveau bateau de SOS Méditerranée, l’Ocean Viking, ne devrait atteindre la zone qu’en août.

En Europe : les dialogues de sourds

Quasi absents des opérations de recherche et de sauvetage en mer, les membres de l’UE obligent de plus en plus souvent les bateaux de sauvetage des ONG à stationner au large des côtes durant des jours, en fermant leurs ports aux réfugiés. Depuis la crise migratoire de 2015, l’Union a été incapable de mettre en œuvre une véritable politique d’accueil des réfugiés. En septembre 2015, après un été qui a vu arriver des centaines de milliers de migrants en Grèce, en Hongrie et en Italie, l’UE décide de mettre en place des quotas d’accueil pour répartir les demandeurs d’asile dans l’ensemble des Etats membres. 160 000 demandeurs d’asile doivent être accueillis par les Etats, qui recevront 6 000 euros par migrant.

La Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie refusent tout net de participer. Beaucoup d’autres pays traînent des pieds et ne font rien pour ouvrir leurs portes. Six mois après l’entrée en vigueur du dispositif, moins de 1 000 personnes en avaient bénéficié. Quand le mécanisme, prévu pour durer deux ans, s’achève en septembre 2017, moins de 46 000 personnes ont été relocalisées, soit 29 % de ce qui avait été fixé. Seul Malte a rempli son quota, suivi par la Finlande qui a accueilli près de 2 000 demandeurs d’asile, soit 94 % du total auquel elle s’était engagée.

Depuis, l’Italie (longtemps en première ligne avec la Grèce puis l’Espagne) s’est barricadée. Rome a fermé ses ports aux navires d’ONG ayant des migrants à bord, sous l’impulsion de l’extrême droite. Chaque nouveau sauvetage en Méditerranée centrale entraîne de longues discussions entre capitales, pour que les migrants puissent toucher terre avant d’être répartis par petits groupes dans les pays volontaires.

Pour accélérer le processus et permettre aux sauveteurs de retourner plus rapidement sur les zones de naufrage, la France et l’Allemagne cherchent à instaurer un nouveau mécanisme de répartition. Des pays volontaires s’engageraient à se répartir, de manière systématique et sans négociation, l’accueil des personnes secourues en mer. En échange, l’Italie et Malte ouvriraient leurs ports aux bateaux de sauvetage. Discuté à plusieurs reprises en juillet, le projet a pour l’instant reçu l’accord de principe de quatorze Etats, mais seuls huit seraient prêts à le mettre en œuvre «de manière active».

Hala Kodmani Nelly Didelot Léa Masseguin

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